Les feux follets sont des flammes
errantes qui terrorisent les voyageurs imprudents qui se hasardent la
nuit sur les chemins. Selon la croyance populaire d'autrefois, ces feux
étaient les âmes de défunts qui avaient trépassé en mécréants. Ils
égaraient les voyageurs et souvent les faisaient tomber dans des
précipices. Même ceux qui voyageaient en canot sur l'eau n'étaient pas à
l'abri de leurs malices. Le père Dargis de Trois-Rivières eut affaire,
une nuit, à un feu follet particulièrement entreprenant.
À Trois-Rivières, sur le
bord du fleuve Saint-Laurent, vivait le père Dargis. C'était un costaud,
celui-là, un vrai colosse qui n'avait peur de rien et que les histoires
de feux follets et de revenants faisaient rigoler.
Un soir, il chargea son
canot de trente minots* de blé pour aller le faire moudre au moulin du
Cap-de-la-Madeleine qui était situé en face, sur la rive opposée du
fleuve. Cette opération prit plus de temps que prévu et le père Dargis
ne put quitter la rive qu'à la nuit tombée. Traverser le fleuve dans le
noir ne le préoccupait guère ; il avait franchi des périls et pour la
force, il en valait deux.
Il prit l'aviron et
travailla ferme jusqu'au chenal au milieu du cours d'eau. Son canot
filait à vive allure. Et soudain, il sentit son canot s'immobiliser d'un
seul coup. Il n'y avait ni écueil ni monstre marin qui auraient pu
l'arrêter mais de toute façon, on n'y voyait rien, la lune étant cachée
derrière les nuages. Un malaise s'empara de lui ; c'était peut-être même
une certaine frayeur car le père Dargis savait bien, comme tout le
monde, que les feux follets habitaient l'eau profonde. Et ici, au mitan*
du fleuve, elle était profonde, c'était certain.
Le père Dargis n'avait
pas l'habitude de porter foi aux mille épeurances* qu'on racontait dans
les villages mais, cette fois, il se mit à réfléchir. Il se souvint
d'avoir entendu dire que si on appelait les feux follets du nom
offensant de « culs grillés », toute leur troupe se mettait en branle et
pouvait le transporter avec son canot d'un seul trait sur la rive
opposée. « Bah ! se dit-il, ce sont des contes ! Mais si c'était vrai ? »
Et de sa grosse voix grondant comme le tonnerre, il répéta trois fois :
- Hé ! culs grillés, je
vous attends, les culs grillés !
Sa voix n'était pas
encore éteinte dans sa gorge qu'un feu follet se mit à danser à la
pince* de son canot. Le père Dargis fut frappé de stupeur et avant qu'il
pût réagir le feu follet lui donna un soufflet qui le renversa et lui
fit perdre connaissance.
Combien de temps le père
Dargis resta-t-il ainsi au fond de son canot ? Nul ne peut le dire. Mais
lorsqu'il s'éveilla, il s'aperçut que sa traversée était faite : il
était rendu avec son canot sur la rive Nord du fleuve à quelque cent
pieds du moulin.
« Les feux follets sont
bienfaisants, je m'en souviendrai », se dit-il tandis qu'il se préparait
à transporter ses sacs de blé. Mais il ignorait que les feux follets
contrôlaient ses moindres gestes pour la durée de la nuit. Il eut beau
essayer tant et plus, il ne put déplacer un seul sac de blé ni aller au
moulin voisin où brillait une accueillante lumière pour raconter sa
mésaventure. Ce n'est qu'au point du jour qu'il put accomplir sa tâche.
Et, aussitôt son blé moulu, il s'en revient tranquillement de l'autre
côté du fleuve.
Jamais plus, le père
Dargis ne s'aventura sur le fleuve à la nuit tombée, et l'on raconte
que, depuis cette traversée du fleuve, il est devenu très peureux : un
rien l'effarouche, même la flamme d'une bougie dans une fenêtre.