À la frontière du lisible et de l’illisible, du visible et de l’invisible, les écritures micrographiques sont à maints égards fascinantes. Mais elles ne jouent peut-être pas, dans toutes les traditions qui en ont l’usage, exactement le même rôle. Si la micrographie sanscrite saisit la totalité d’un texte sacré dont la lecture est inutile au récitant qui la connaît par cœur, la micrographie hébraïque s’inscrit dans les marges interprétatives d’un récit biblique parfaitement lisible dont elle est à la fois l’ornement et le commentaire, dont elle suggère par énigme un sens caché.
Les copistes juifs se rendirent compte très tôt du potentiel décoratif inhérent à l’écriture hébraïque, aussi, exploitant la valeur esthétique manifeste des signes graphiques, devaient-ils utiliser la lettre à des fins ornementales. La forme la plus originale que prit leur art de la calligraphie, et qui est caractéristique du codex hébreu médiéval, est bien la micrographie - procédé d’écriture minuscule qui consiste à placer sur les pages des bibles les diverses annotations et gloses du texte sacré qu’on appelle la massore (commentaire critique concernant la graphie, l’orthographe et la lecture du texte biblique et visant à en assurer la transmission la plus exacte possible).
Né au Proche-Orient où il est attesté dès le IXe siècle, le procédé gagne la péninsule Ibérique pour s’étendre aux contrées ashkénazes (France du nord, Saint-Empire) et organise en formes artistiques variées un texte qui n’est plus fait pour être lu, mais pour être vu. Il s’agit tout à la fois d’ornementation purement décorative (entrelacs géométriques, stylisations végétales, anthropo- ou zoomorphes) et de véritables illustrations d’épisodes bibliques. Ainsi dans cette bible espagnole de la fin du XIIIe siècle ouverte au Cantique de la mer Rouge.
Ces gloses visuelles, sont souvent la marque de l’illustration biblique dans les manuscrits de la Péninsule. Commentaire dépouillé à l’extrême, elles se situent à mi-chemin entre image et symbole, entre abstraction et figuration, représentations épurées qui contrastent avec la grandeur et la violence de la scène. Mais elles peuvent être plus explicite tel ce volume des Prophètes ci-dessous, copié vers 1280-1300 dans l’est de la France, qui met en scène deux chevaliers s’affrontant et que les légendes identifient comme David et Nabal.
Si à l’orée des différentes divisions des bibles, on trouve souvent des panneaux micrographiés qui n’ont d’autre fonction que décorative, il en est aussi qui illustrent " à l’avance " un épisode plus lointain dans le cours du texte, tel le second tome de cette bible suisse (à gauche) datée 1294-1295, au début du livre de Samuel qui illustre exactement le moment où le premier roi d’Israël annonce à tout le peuple la révolte contre les Philistins : " Saül fit sonner du shofar dans tout le pays et tout Israël reçut la nouvelle. " De même, dans cette bible espagnole (à droite) de 1357, nous avons à l’intersection de deux textes, une seule et même image qui a une double connotation et qui illustre à la fois ce qui précède et ce qui suit :
*de la nacelle de jonc de l’enfant Moïse cachée dans les roseaux des eaux du Nil, tel que l’épisode est conté dans Exode II,
*du dernier verset de la Genèse, juste au-dessus qui se termine sur la mort de Joseph : " [...] et on le mit dans un cercueil en Égypte. " (Genèse, L, 26).
Omer Calendar (detail)
Italy, ca. 1825 Micrographic text : Five Megillot (Esther, Ruth, Song of Songs)